Marc Hebbrecht
Vous pouvez téléchargez ici la version PDF de ce texte.
INTRODUCTION : sur la relation entre le cinéma et l’analyse des rêves
Les frères Lumière et Georges Méliès ont considéré le médium cinématographique comme une analogie du rêve : un spectateur curieux regarde des images en mouvement projetées sur un écran dans une salle obscure. Ils ont donc donné à leurs courts métrages des titres faisant référence au rêve (par exemple, Le rêve d’un maître de ballet de Méliès en 1903). L’un des premiers films sur la psychanalyse, Geheimnisse einer Seele du réalisateur autrichien G.W. Pabst (1926), montre comment un psychanalyste guérit un protagoniste de son impuissance sexuelle et de sa phobie des couteaux en interprétant ses rêves. Ce film a été réalisé en collaboration avec deux psychanalystes du cercle proche de Freud à savoir Sachs et Abraham. De nombreux films ultérieurs présentent une version trop conventionnelle et simpliste de la psychanalyse en tant que méthode thérapeutique reposant sur l’interprétation des rêves. Un exemple en est le film de 1945 d’Hitchcock, Spellbound. Pour créer les scènes de rêve de ce film, Hitchcock, qui les voulait austères et pleines d’ombres mystérieuses, s’était adressé à Salvador Dalí.
Si les films peuvent être abordés comme des rêves, qu’en pensent les psychanalystes ? Il existe cependant un problème méthodologique : on peut difficilement demander les associations libres du scénariste en lien avec les différents fragments de film. À l’instar des rêves, les films fonctionnent souvent comme des accomplissements de désirs et proposent des solutions satisfaisantes aux dilemmes humains. Certains films servent d’illustration des mécanismes du rêve et du processus primaire décrit par Freud ; ils semblent incompréhensibles au premier abord mais ne prennent sens que si l’on est attentif à la condensation, au déplacement, à la figuration et à la symbolisation (Gabbard 2001).
L’interprétation du rêve a en commun avec l’interprétation cinématographique d’être toutes deux de nature dialogique ; il n’est donc pas question que le cinéaste impose un sens. Influencés par le poststructuralisme de Barthes (2002), nous comprenons qu’un film n’a pas qu’une signification unique imposée par le cinéaste, mais que le spectateur lui-même lui donne des significations et lui en trouve continuellement de différentes. Il en va de même pour le rêve ; on peut lui trouver plusieurs significations. Ainsi, le même rêve donnera lieu à des interprétations complètement différentes selon qu’il s’agit d’un psychanalyste ou d’un autre, et parfois, des années plus tard, une deuxième analyse fera ressortir des significations complètement nouvelles du même rêve.
La façon dont les rêves sont visualisés dans les films a évolué au fil des ans. Il existe un parallèle intéressant entre la manière dont les rêves sont représentés dans les films et les théories psychanalytiques dominantes de l’époque. Certains films dans lesquels les rêves jouent un rôle important ou qui utilisent les mécanismes du rêve sont de grande qualité esthétique, de structure complexe et très intéressants d’un point de vue psychanalytique. Mes films préférés sur ce thème s’ajoutent à ceux déjà mentionnés : Peter Ibbetson de Hathaway (1935) ; Los Olvidados de Bunuel (1950) ; Les belles de nuit de Clair (1952) ; Les fraises sauvages (Smultronstället) de Bergman (1957) ; Vertigo de Hitchkock (1958) ; 8 ½ de Federico Fellini (1963) ; Zerkalo de Tarkovsky (1975) ; Dreams de Kurosawa (1990) ; Mulholland Drive de Lynch (2001) ; Paprika de Satoshi (2006) ; La science des rêves de Gondry (2006) ; Nightmare Detective de Tsukamoto (2006) et enfin Inception de Nolan (2010). Je discuterai ce dernier film d’un point de vue psychanalytique. Dans cette contribution, je veux montrer qu’avec ce film, Nolan aborde un problème collectif typique de notre époque et invite le spectateur à (le) rêver et à y réfléchir davantage. Par ailleurs, le film est l’expression plastique du processus de deuil du personnage principal ainsi que de ses problèmes œdipiens. Enfin, le film illustre le démantèlement du narcissisme destructeur.
INCEPTION. Un film de Christopher Nolan de 2010
Inception, est à la fois un film de science-fiction et un thriller d’action de Christopher Nolan, sorti en 2010, film sur les rêves. Nolan a basé le scénario en grande partie sur ses propres rêves. Le personnage principal, Dom Cobb, joué par Leonardo di Caprio, est un extracteur, c’est-à-dire quelqu’un qui s’introduit dans les rêves de quelqu’un d’autre pour lui voler des informations. M. Saito, homme d’affaire, lui suggère de faire l’inverse : implanter une idée grâce au rêve. La victime serait en l’occurrence Robert, le fils d’un concurrent malade, Maurice Fisher, dont le fils est sur le point d’hériter. L’objectif est de convaincre inconsciemment le fils de démanteler l’énorme entreprise de son père ce qui permettrait à Saito de devenir le détenteur du monopole. Le film traite de l’espionnage industriel en s’introduisant dans les rêves des PDG.
A travers un rêve créé artificiellement, la victime a une nouvelle idée qu’il considère comme la sienne mais qui est en fait implantée par le concurrent. Cobb trouve l’entreprise risquée, mais il l’accepte tout de même car Saito lui promet d’être innocenté des charges de meurtre qui pèsent sur lui et de pouvoir dès lors revenir aux Etats Unis et revoir ses enfants. Cobb et son partenaire constituent une équipe. Leur groupe se compose d’une jeune architecte des niveaux de rêves, Ariadne, d’un imitateur Eames qui joue différents personnages dans le rêve, d’un pharmacien Yusuf qui permet à chacun de dormir et se réveiller en toute sécurité, enfin de Saito l’initiateur du projet et le détenteur du capital.
Cobb et son équipe créent un rêve dans le rêve. Plus le niveau du rêve est profond, plus le temps y passe lentement, de sorte que lorsque la victime se réveille, elle pense qu’elle a réfléchi à sa décision pendant dix ans. Le film illustre bien le fait que les lois habituelles de la nature et de la logique ne s’appliquent pas au monde des rêves. Les bâtiments et les rues peuvent être déformés à volonté. Une ville comme Paris peut être pliée de manière à ce que les bâtiments d’un quartier s’adaptent exactement aux maisons d’un autre quartier. Le monde des rêves n’est pas soumis à la gravité, les voitures du monde des rêves peuvent rouler verticalement sur les murs, les gens peuvent flotter ou tomber sans fin, plonger dans l’eau sans se noyer, puis échouer vivants sur une plage.
Dans le film, des miroirs géants tombent en morceaux quand on les regarde ou les touche. Une analogie avec l’interprétation du rêve ? Comme si les rêves pouvaient se résoudre lorsque le psychanalyste se présente comme un miroir devant le rêveur et donne une interprétation ? Je pense ici à la fonction traumatolytique telle que décrite par Ferenczi (1931). Ces rêves traumatiques sont d’abord une (pure) répétition d’impressions sensorielles traumatiques, mais sans représentation. Dans un deuxième temps, une tentative de résoudre le traumatisme se manifeste ; elle fait appel aux mécanismes propres au travail du rêve décrits par Freud. Une distorsion et un affaiblissement du contenu traumatique se produisent alors, telles que seules se manifestent les perceptions du traumatisme qui peuvent être supportées. Après cette reviviscence, la transformation se poursuit selon le principe de plaisir au service de l’accomplissement du désir, et les rêves traumatiques s’estompent ou disparaissent totalement.
Revenons au film. Toute l’idée est que pendant que vous rêvez, vous vivez le monde du rêve comme une réalité. Les rêves n’ont généralement ni un début ni une fin clairement définie. Un rêve commence nulle part. Le rêveur ne sait pas comment il est arrivé dans l’espace du rêve, il y est déjà. Comme pour les rêves, le spectateur du film ne sait pas s’il est encore dans la réalité du film ou dans le rêve du film. Petit à petit, le spectateur comprend que la mère des enfants de Cobb, Mal, s’est suicidée (Marion Cotillard joue le rôle de Mal). Le film traite également du deuil qui s’opère à l’aide des rêves. À la fin du film, Cobb est libéré de la culpabilité qu’il éprouvait par rapport au suicide de sa femme ; il a pu donner une place à la perte de sa partenaire bien-aimée.
Une interprétation psychanalytique
D’un point de vue psychanalytique, nous pouvons interpréter Inception comme un rêve filmé par Christopher Nolan qui invite à rêver et à comprendre davantage. Selon Ogden (2003) qui élabore la théorie Bionienne du rêve, certains patients ne sont pas capables de rêver et entreprennent une psychanalyse en espérant de donner sens à des expériences émotionnelles qui sont encore trop concrètes. Progressivement les cauchemars et les hallucinations pendant le sommeil sont transformés en vrais rêves grâce à la réceptivité et la fonction alpha de leur analyste. L’analyse les aide à
métaboliser des contenus psychiques qu’ils ne peuvent pas rêver eux-mêmes, et poursuivre ainsi le processus du rêve.
Je me pose ici la question suivante : quel problème émotionnel le film Inception de Nolan formule-t-il et présent-t-il au spectateur, l’invitant à continuer à rêver et à lui donner un sens ? Je vais me limiter à quelques thèmes.
Les restes diurnes : Comment gérer la pression sociale au gain financier ?
Inception peut être considéré comme un rêve conçu comme une réaction à ce qui se vit dans notre environnement socioculturel actuel : une société affairée, tournée vers l’action, fixée sur les gains rapides et dans laquelle la roublardise est présentée comme une qualité idéale. Le film dépeint magnifiquement la difficulté d’amener le carriérisme et l’ambition effrénée à un compromis satisfaisant avec la réalisation des valeurs familiales et l’intimité relationnelle dans un monde trépidant. Le film aborde l’incertitude et la volatilité de la prospérité financière. La crise économique d’il y a quelques années n’était-elle pas principalement le résultat de l’impact des fast boys qui investissent de manière imprudente et déplacent d’importants montants financiers d’un moment à l’autre afin d’obtenir un maximum de gains personnels sans éprouver de scrupules quant aux conséquences de leurs actes sur autrui ? Qui, comme dans le film, agissent comme des extracteurs mais veulent aller encore plus loin et infecter d’autres personnes par leurs idées afin d’en tirer encore plus de profit financier. C’est un conflit intrapsychique qui est rendu visible : la difficulté de bien intégrer les ambitions professionnelles avec les propres besoins de dépendance et de l’intimité dans la vie de couple et d’assumer la fonction paternelle envers ses enfants. Un conflit intrapsychique qui est difficile à résoudre pour un jeune homme trentenaire.
Cobb, jeune père, souffre d’être envahi par sa carrière, de ne plus trouver de temps avec ses enfants, de perdre leur mère au niveau affectif. Mais aussi de perdre le contact avec l’enfant interne en lui et ses besoins de passivité et de féminité.
Perte et deuil. Le meurtre d’âme et le suicide du conjoint
Cobb a d’abord expérimenté le processus d’« inception » sur sa femme, Mal, expérience qui s’est mal terminée. Le suicide de Mal l’a traumatisé et il fait des cauchemars récurrents. Pourquoi a-t-elle vu le suicide comme seule issue ? Cobb vivait à l’allure d’un train possédé qu’il était par une idée de grandeur à l’origine de sa furieuse ambition. Mal avait renoncé à ses propres besoins et était devenue une extension narcissique de Cobb, perdant le contact avec son vrai Self. Cobb a implanté dans son esprit une pensée selon laquelle sa réalité n’était pas réelle, et ce faisant, on pourrait dire qu’il a commis un meurtre d’âme sur elle. N’est-ce pas là une belle illustration de l’identification projective massive ? Mal est devenue la destinataire de contenus psychiques clivés de son partenaire, introduits violemment en elle, la contrôlant de l’intérieur. Elle perd sa liberté de pensée et d’action et surtout la maîtrise subjective de sa propre vie. Un mécanisme que les psychanalystes travaillant avec des patients souffrant de graves troubles de la personnalité ne connaissent que trop bien.
Le suicide de Mal est déterminé par de multiples facteurs : minée par « l’inception » de la furieuse ambition de Cobb, elle s’est perdue dans une fusion étouffante. Elle n’a pas évolué en tant que personne. Alors que Cobb explore avec sa collègue Ariadne la ville de rêve abandonnée qu’il a construite avec Mal, nous constatons les ravages causés par sa mort. Ensemble, ils avaient créé un monde grandiose ; cependant, la maison où Mal a grandi est délabrée. Cobb l’a vidée, sans aucun investissement dans son projet à elle. Une dynamique qui nous est familière : le personnage féminin qui se sacrifie pour son mari trop ambitieux ou narcissique, qui est dépouillée par lui et qui perd son identité. Elle n’arrive plus à réaliser ses propres désirs et s’aliène. Mal rêve d’une vie de famille ordinaire, aspire à l’intimité et à la proximité, et non à des projets grandioses et à des conquêtes. Son souhait, cependant, n’est pas entendu.
Après la mort de Mal, Cobb se repent et ressent une intense culpabilité. En raison de la nature traumatique de la perte, Mal continue à le tourmenter comme une présence interne poursuivante. Sa concentration est entravée, sa mission professionnelle menace d’échouer car Mal attire toute l’énergie sur elle et réagit avec une jalousie intense lorsqu’une nouvelle partenaire amoureuse apparaît dans la vie réelle de Cobb. La rencontre entre Cobb et Ariadne est passionnée, mais elle est contrariée par Mal qui s’introduit violemment dans les rêves de Cobb. Comme dans le mythe d’Orphée, Cobb aspire ardemment à la restauration de l’histoire d’amour perdue et n’est pas ouvert aux nouveaux objets. Mal veut qu’il la rejoigne dans la mort. Cobb va progressivement accepter que Mal, l’aimée, n’existe plus et retire toute libido de ses liens avec elle. Il lui est difficile d’abandonner cette position libidinale, même si un nouvel objet d’amour (Ariadne) se présente (Freud, 1917). Se détacher des souvenirs de Mal et de ses attentes est une lutte intérieure qui lui demande beaucoup d’énergie (on pense ici à la scène du rêve où Cobb pénètre avec Ariadne dans la ville déserte aux bâtiments endommagés). La perte de Mal a causé des dommages collatéraux dans son monde intérieur : son sens de l’observation a été affecté, il a du mal à distinguer le fantasme de la réalité, il ne peut plus penser clairement, il se sent engourdi. Le fonctionnement du moi est endommagé. La peur et la confusion dominent, avec le sentiment d’être déchiré par l’émergence de pensées paranoïdes (Klein, 1940). Comme après une attaque terroriste, il est envahi par des poursuivants intérieurs qui dominent la scène onirique.
Après avoir renoncé à l’objet d’amour dans la réalité objective, il doit la tuer une deuxième fois dans le monde du rêve, après quoi il peut s’ouvrir à une nouvelle expérience amoureuse. À la fin du film, le processus de deuil est résolu de manière satisfaisante et il est à nouveau disponible pour une nouvelle relation amoureuse, il peut rentrer à la maison et prendre plaisir à être avec les enfants. Une fin heureuse.
Sur le rôle du père. La problématique œdipienne.
Un thème majeur d’Inception concerne le rôle du père. Comment l’ambitieux Cobb renoue-t-il avec ses enfants ? Dans ses rêves, les enfants jouent en lui tournant le dos. Il se rend compte qu’il perd le contact avec eux, ce qui lui fait mal. Le thème de l’œdipe est déjà abordé au début du film : le jeune Cobb rencontre son ancienne image ; comme dans les rêves, le rêveur n’apparaît pas comme une seule personne mais sous différentes formes. Le moment est-il venu où, en tant que père, il sera assassiné par son fils ? Cette scène d’ouverture me rappelle la vision de Jung : le rêve n’est pas seulement la représentation actuelle d’une situation du monde interne, mais il ouvre la possibilité d’une rectification de cette situation. Selon Jung, le rêve a une intention : il appelle ce rêve un “rêve prospectif” (Hebbrecht, 2010 p. 100). Le rêve ouvre sur une possibilité dans le futur. Cela ne signifie pas que le rêve est l’équivalent d’un oracle ou d’une prophétie, mais plutôt qu’il ressemble à un exercice préparatoire, à une esquisse ou à un plan préétabli.
Dans le film, la chanson d’Edith Piaf qui annonce le moment où les rêveurs se réveilleront de leur monde onirique est avant tout un accomplissement de désir. « Non, rien de rien… je ne regrette rien… Quelle que soit la façon dont j’ai vécu, je n’ai pas de regrets. » Comme ce serait beau si c’était vrai ! Le film, comme un rêve, est sous le signe de la vérité. En effet, Cobb subit la facture émotionnelle représentative de ce qu’il a fait : il a abîmé sa femme, il est indisponible pour ses enfants, il est habité par un projet visant à tuer un père (Maurice Fischer). Deviendra-t-il le vieil homme qui mourra dans la solitude ? Lorsque Cobb demande à son beau-père, le professeur Miles, de faire un cadeau à ses enfants, ce dernier lui répond : “Il faut plus que ça pour qu’ils sentent qu’ils ont encore un père.”
Dans le film, l’inception pénétrera Robert Fischer. Robert, le fils qui ne se sent pas reconnu par son père Maurice Fischer, le grand homme d’affaires, et n’en reçoit pas l’attention souhaitée, est maintenant dressé contre lui et utilisé à travers un complot pour miner le projet de vie de son père. Les sentiments de vengeance œdipienne du fils envers le père sont exploités pour saper la position de monopole de Maurice Fischer. Dans la dernière partie du film, l’inception aura lieu au niveau le plus profond du rêve (l’hôpital bunkérisé où le père Fischer est en train de mourir). L’idée doit être implantée en Robert en trois étapes : “1. Je ne vais pas suivre les traces de mon père ; 2. Je vais construire quelque chose moi-même ; 3. Puis vient l’artillerie lourde : je ne veux pas devenir comme lui.” À la fin du film, Robert exprime sa désillusion à son père et découvre que celui-ci l’a aimé plus qu’il ne le pensait et que son fils lui a beaucoup manqué. La découverte de l’importance du lien d’amour entre père et fils n’est possible qu’après une attaque de la forteresse omnipotente-narcissique dont je parlerai plus en détail dans la partie suivante de l’article. Dans le coffre du père, on trouve un jouet, un cerf-volant, symbole de l’amour paternel. À la fin du film, on est passé de la position paranoïde-schizoïde à la position dépressive et à une résolution partielle du complexe d’Œdipe. “Bienvenue à la maison, M. Cobb.”
La couche profonde : le démantèlement du narcissisme destructeur
Dans Inception, Nolan distingue trois niveaux de rêves. Une pensée intéressante dont la psychanalyse peut faire quelque chose ! Freud (1900) reconnaissait déjà la stratification des rêves. Parfois, la signification d’un rêve est limpide et évidente, parfois elle ne devient claire qu’après des années d’analyse.
La résistance est bien illustrée dans le film. L’exploration des couches profondes du rêve se heurte à une grande résistance : ceux qui veulent prendre des bastions ou des forts fortifiés se font tirer dessus. Le démantèlement du narcissisme destructeur prend du temps. Ce dernier a été décrit par Herbert Rosenfeld (1971, 1987). Il décrit la thérapie des patients narcissiques comme si l’on se trouvait devant un mur. Contrairement à Freud, il pense que les patients narcissiques peuvent développer des transferts violents malgré leur apparente indifférence. Selon lui, les relations d’objet omnipotentes narcissiques deviennent visibles lors de certaines phases du traitement psychanalytique et sous-tendent les impasses et les réactions thérapeutiques négatives. Lorsque l’autre devient important pour ce type de patients, ils ressentent de l’envie. Le sentiment d’être dépendant de l’autre et d’avoir besoin de lui n’est pas toléré. Pour faire disparaître ce sentiment, ils se comportent de manière tyrannique et méprisent ou ridiculisent l’autre. Le narcissique destructeur aime faire du mal à autrui. Un investissement affectueux et amoureux est vécu comme une faiblesse. Dans le cas du narcissisme destructeur, le sujet pense que l’autre est manipulateur, qu’il veut prendre le pouvoir et qu’il doit donc être rabaissé. Cette attitude trouve son origine dans la petite enfance, lorsque l’individu se sentait impuissant, petit et dépendant et ne pouvait pas prendre soin de lui-même.
Inception peut servir d’illustration de la façon dont, au cours du traitement psychanalytique, une fois les problèmes narcissiques abordés, une impasse opiniâtre peut s’installer. Lorsqu’on pénètre plus profondément dans le monde intérieur, on tombe sur un système de défenses narcissiques. Dans la dernière partie du film, les militaires attaquent des bunkers et des forteresses et ils rencontrent une résistance farouche. En réfléchissant au narcissisme destructeur de Rosenfeld, Steiner (2011) arrive à la vision d’une alliance ou d’un conglomérat d’objets primitifs, corrompus, cruels et tyranniques qui dominent le soi dépendant et infantile. De cette alliance émane un pouvoir destructeur. Lorsque le patient prend le risque de sortir de la coquille narcissique, il se sent méprisé, douloureusement confronté à sa petitesse, ce qui provoque gêne, honte et humiliation. Dans sa forme la plus extrême, cette situation peut être comparée au “meurtre d’âme” du président Schreber (Freud, 1911) : l’humiliation la plus profonde qu’une personne puisse subir, dans laquelle toute valeur personnelle est sapée et où sa propre identité est abandonnée pour plaire à un autre (ce qui est arrivé à Mal dans le film). Au cours de l’analyse, le patient est confronté à un choix : quitter la forteresse du retrait psychique, affronter les conflits intérieurs, accepter le risque d’une humiliation douloureuse, avec la perspective pleine d’espoir dans la chaleur et l’humanité du lien ; ou rester dans le bunker et choisir la solitude et l’isolement affectif. Le deuxième choix rapproche le patient de la mélancolie et de la paranoïa. Dans Inception, Cobb ne peut se reconnecter avec ses enfants (avec la partie infantile dépendante de lui-même) qu’une fois qu’il a terminé son travail (de rêve) : démanteler et pénétrer dans de profonds bunkers internes avant de découvrir que les liens humains et l’intimité sont des valeurs essentielles.
La notion de temps est introduite dans le film inception. Il faut une semaine pour atteindre le premier niveau, six mois pour le deuxième niveau et dix ans pour le troisième niveau. Le troisième niveau est l’attaque des bunkers afin d’obtenir une rencontre et une réconciliation entre le père et le fils. C’est comme si le long processus de travail et de démantèlement du mur narcissique était nécessaire avant d’accéder à la résolution du problème œdipien : la réconciliation entre le père et le fils, la reconnaissance mutuelle des erreurs et la capacité de se pardonner mutuellement.
Le film éclaire également l’expérience psychanalytique propre au travail du rêve. Parfois, un rêve exprime un message simple qui est clair et évident pour une personne extérieure. De nombreux rêves sont simples, ordinaires et pas bizarres. Comprendre le rêve manifeste comme la réalisation d’un désir ou comme une mise en scène de l’état actuel du monde intérieur est le premier niveau de l’analyse des rêves. Plus la distorsion des rêves est importante, plus le temps d’analyse sera nécessaire, car certains désirs soulèvent beaucoup de culpabilité et de honte et ne peuvent être vécus consciemment que si la censure interne est contournée. Démanteler les bastions psychiques, les retraits psychiques et les bunkers narcissiques peut nécessiter de nombreuses années d’analyse. En effet, il s’agit d’ouvrir des contenus traumatiques encapsulés qui rendent la reviviscence du trauma et la crise inévitable (la prise des bastions à la fin du film).
Inception aborde également le thème de la relation parasitaire1 qui est étroitement liée au narcissisme destructeur. Cobb et son équipe de rêve perfectionnent leur capacité de rêve afin de dépouiller Robert Fischer et de s’approprier sa richesse intérieure, sans qu’il s’en rende compte. Ce faisant, ils lui implantent une idée pour qu’il prenne des décisions à son détriment.
CONCLUSION
Le film Inception de Nolan rend compte de la composition des rêves selon plusieurs niveaux. La présence des restes diurnes d’abord : l’hyperactivité socioculturelle si caractéristique de notre temps est mise en images ; elle sert de contexte et d’instigateur des rêves qui sont présentés dans le film. A un premier niveau, les rêves figurent le travail de deuil du protagoniste du récit après le suicide de sa femme, la mère de ses enfants. A un deuxième niveau, les rêves illustrent notamment la problématique œdipienne et les conflits autour de la paternité. A la fin du film, les rêves figurent le thème le plus profond et le plus difficile à aborder, le démantèlement du narcissisme destructeur. Lorsque le démantèlement de l’organisation de la personnalité narcissique-omnipotente a eu lieu, le complexe d’Œdipe et la position dépressive peuvent trouver une résolution plus satisfaisante et le héros sera prêt à s’ouvrir à l’investissement de nouveaux objets d’amour.
En accord avec la fonction du rêve comme accomplissement du désir inconscient décrit par Freud (1900), Nolan propose une solution imaginaire aux dilemmes existentiels auxquels les spectateurs sont confrontés : comment un jeune adulte élabore un compromis satisfaisant entre ses ambitions professionnelles, son besoin d’intimité et de dépendance dans sa vie de couple et l’accomplissement de sa paternité. Le film illustre particulièrement bien la difficulté que l’analyste éprouve dans l’exploration du narcissisme destructeur de son patient et le long travail qu’exige cette part du traitement psychanalytique avant d’aborder le travail de deuil de l’objet primaire et d’avoir accès à la problématique œdipienne.
BIBLIOGRAPHIE
Athanassiou, C. (1991). Le parasitisme. Revue Française de Psychanalyse, 55, 1005-1022.
Barthes, R. (2002). Oeuvres Complètes. Paris: Seuil.
Cocks, G. (2003). Stanley Kubrick’s Dream Machine. Annals of Psychoanalysis, 31:35-45.
Ferenczi, S. (1931). On the revision of the interpretation of dreams. In Ferenczi, S. (1994). Final Contributions to the Problems and the Methods of Psycho-Analysis. London: Karnac, 238-243.
Freud, S. (1900). De Droomduiding. In Freud. S. (2006) Werken 2. Amsterdam: Boom.
Freud, S. (1911). Psychoanalytische opmerkingen over een autobiografisch beschreven geval van paranoia (Dementia paranoides) ‘Het geval Schreber’. In Freud (2006). Werken 5. Amsterdam: Boom 340-409.
Freud, S. (1917). Rouw en melancholie. In Freud, S. (2006). Werken 7. Amsterdam: Boom, 133-148.
Freud, S. (1933). Herziening van de droomleer. In: Colleges inleiding tot de psychoanalyse-Nieuwe Reeks. Werken 10. Amsterdam: Boom 81-100.
Gabbard, G.O. (ed.) (2001). Psychoanalysis and Film. London: Karnac.
Gamwell, L. (ed.) (2000). Dreams 1900-2000. Science, Art and the Unconscious Mind. New York: Cornell University Press.
Hebbrecht, M. (2010). De droom. Verkenning van een grensgebied. Utrecht: De Tijdstroom.
Jung, C.G. (1993). Dromen. De Kleine Jung-bibliotheek. Rotterdam : Lemniscaat.
Klein, M. (1940). Mourning and its relation to manic-depressive states. International Journal of Psycho-Analysis, 21,125-153.
Rosenfeld, H. (1971). A clinical approach to the psychoanalytic theory of the life and death instincts: an investigation into the aggressive aspects of narcissism. International Journal of Psychoanalysis, 52, 169-178.
Rosenfeld, H. (1987). Impasse and Interpretation. London: Tavistock.
Steiner, J. (2011). Seeing and Being Seen. London: Routledge.
RESUME
Dans l’introduction l’auteur montre qu’il y a une évolution parallèle entre l’histoire de la psychanalyse et celle du film. Plusieurs films prennent le rêve comme thème principal. Dans l’article, l’auteur élabore une interprétation psychanalytique du film Inception de Christopher Nolan (2010). Nolan tente de rendre pensable et représentable en rêves les dilemmes émotionnels collectifs auxquels nous sommes confrontés dans notre société. Il propose une solution imaginaire aux dilemmes existentiels auxquels les spectateurs sont confrontés : comment un jeune homme adulte élabore un compromis satisfaisant entre ses ambitions professionnelles, son besoin d’intimité et de dépendance dans sa vie de couple et l’accomplissement de sa paternité. Il souligne la polysémie et la stratification des rêves. Finalement ce film illustre bien la difficulté que l’analyste éprouve quand il doit explorer le narcissisme destructeur de son patient et le long travail qu’exige cette part du traitement psychanalytique avant d’aborder le travail de deuil de l’objet primaire et d’avoir accès à la problématique œdipienne.
MOTS-CLES
Rêves, film, Inception, restes diurnes, deuil, œdipe, narcissisme destructeur
SUMMARY
In the introduction, the author points to the similarities between the history of psychoanalysis and the history of film. Many films take the dream as their major subject. The author presents a psychoanalytic interpretation of the film Inception of Christopher Nolan (2010).
In this film, Nolan dreams the collective emotional dilemmas that we are faced with in our contemporary western culture and invites the viewer to elaborate this problem. The theme is about the difficulty of a male adult how to find a satisfying compromise between the fulfillment of professional ambitions, deeper longings of intimacy and dependency in the family and realizing the role of the father. The multilayered quality of dreams is illustrated. Inception portrays the difficulties in psychoanalytic exploration of destructive narcissism and the long road it requires for the analytic couple before work of mourning of the loss of the primary object and gaining access to more oedipal levels of psychic functioning.
KEY-WORDS
Dreams, film, Inception, day residues, mourning, Oedipus complex, destructive narcissism
SAMENVATTING
In de inleiding wordt gewezen op de parallel tussen de geschiedenis van de psychoanalyse en het ontstaan van de film. Meerdere films handelen over dromen. De auteur geeft een psychoanalytische interpretatie van de film Inception van Christopher Nolan uit 2010.
In deze film doet Nolan een poging om de collectieve emotionele dilemma’s waarmee we in onze maatschappij worden geconfronteerd, droombaar en denkbaar te maken. De film gaat over de moeilijkheid van de jongvolwassen man om een bevredigend compromis te vinden tussen professionele ambities, verlangens naar intimiteit met een partner en het opnemen van de rol van de vader. De film illustreert de meerlagigheid van dromen. Inception brengt o.a. de moeilijkheden in beeld waarmee de psychoanalyticus te maken krijgt als hij het destructief narcisme van zijn patiënt wil ontmantelen wat veel tijd kan vragen. Daarna kan rouwverwerking optreden en krijgt men toegang tot het oedipale niveau van functioneren.
TREFWOORDEN
Dromen, film, Inception, dagresten, rouw, oedipuscomplex, destructief narcisme
PERSONALIA
Dr. Marc Hebbrecht est psychiatre et psychanalyste et travaille à l’UPC KU Leuven, campus Kortenberg et dans son propre cabinet. Il est membre titulaire et formateur à la Société Belge de Psychanalyse, et enseignant aux programmes de post-graduation en thérapie psychanalytique de la KU Leuven et à la psychothérapie intégrative de l’U Anvers.
1 La psychanalyste parisienne Athanassiou (1991) a écrit un article intéressant sur le parasitisme, à la suite de Rosenfeld et de Bion.